La manifestation populaire du 17 mars 2022 pour contester la TVA sociale (en vérité une taxe non récupérable sur le chiffre d’affaires) m’est l’occasion de relancer un vieux débat qui concerne la responsabilité constitutionnelle de l’Etat sur le financement de nos dépenses de santé.
En effet, j’ai toujours été sceptique de voir les polynésiens payer leurs propres dépenses de santé alors que selon le préambule (n° 11) de la Constitution du 27 octobre 1946 toujours en vigueur :
Est-ce que le verbe « garantit » permet légalement à l’État de se désengager financièrement en nous laissant payer actuellement nos dépenses de santé ? Vu l’enjeu économique important, la question mérite d’être posée.
Ci-dessous quelques tristes indicateurs de records mondiaux qui devraient nous interpeller :
- Obésité : notre population était déjà l’une des plus obèses au monde (48,7% pour les hommes et 55,2% pour les femmes); voir l’étude du Lancet datée du 2 avril 2016.
- Diabète : notre population avait en 2021, une prévalence (cas existants) du diabète la plus élevée au monde avec 27% ; voir la source : Published Statista by John Elflein Dec 14, 2021. Rappelons qu’une glycémie (taux de sucre sanguin élevé) accroît le risque de cancer ; voir le livre « Le régime cétogène contre le cancer » page 60. Curieusement, des recherches ont démontré incidemment que le traitement du diabète par la Metformine (la 1ʳᵉ molécule utilisée dans le monde pour le diabète de type 2), améliorerait l’espérance de vie par rapport aux non-diabétiques ne prenant pas ce médicament. Voir également la vidéo Youtube « À la recherche de la jeunesse perdue | ARTE » novembre 2022 : au chrono 19:48, en Angleterre, une étude de 78 000 diabétiques prenant la Metformine a montré ce même résultat avec moins de 17% de mortalité.
- Maladies de l’appareil circulatoire : notre population avait en 2011, le taux de mortalité parmi les plus élevés au monde : 138 contre 110 pour 100 000 habitants ; voir la Source BISES n°14 avril 2015.
- Goutte : notre population avait le record du monde de prévalence de 26,5% de la population, soit 52 110 patients, selon l’enquête épidémiologique menée au Fenua en 2021 ; soit 1/4 des adultes est atteint de goutte, et deux tiers est en hyperuricémie (excès d’acide urique), selon le rhumatologue, Tristan Pascart.
- Tumeur cancer : notre population avait en 2011, le taux de mortalité parmi les plus élevés au monde : 122 contre 110 pour 100 000 habitants ; voir la source BISES n°14 avril 2015.
- Tabagisme : notre population avec une prévalence de 41 % se classe en 2022 7ᵉ mondial après Nauru (52.10%), Kiribati (52.00%), Tuvalu (48.70%), Myanmar (45.50%), Chile (44.70%), Lebanon (42.60%).
- Dépenses de santé en % du PIB : la Polynésie française a le taux le plus élevé au monde avec les États-Unis; en 2015 déjà 14,4% de notre PIB contre 11% en France et 16,9% aux États-Unis ; voir le graphique ci-dessous.
Soyons clairs, on ne s’en sortira pas, car nos dépenses courantes de santé vont ruiner le Fenua. Estimées déjà à 80 milliards xpf en 2015 par la Direction de la santé, elles devraient logiquement approcher bientôt les 100 milliards xpf pour peser 20% sur notre PIB : nous plaçant au premier rang mondial devant les États-Unis. Ce qui sera intenable pour nos cotisants de la CPS et notre économie insulaire. Donc au secours, que l’État reprenne vite sa responsabilité constitutionnelle qui garantit la santé à tous les citoyens français.
La nouvelle TVA sociale pour financer la PSG nous donnera qu’un instant de répit ! Par exemple, dans le total de la PSG de 2018 (118,8 milliards), le sous-total de 55 milliards xpf (Assurance Maladie 52,3 milliards + Accident de Travail 1,5 milliard) correspond qu’aux dépenses de santé gérées directement par la CPS; soit 46,3% voir page 6/10). Malheureusement, ce sous-total de 55 milliards ne représente qu’environ 50% de nos « dépenses courantes de santé » qui devraient avoisiner bientôt les 100 milliards xpf.
J’avais déjà écrit des articles sur ce sujet dans Tahiti Pacifique Magazine (TPM) :
- Celui de novembre 2014 intitulé « Le secteur de la santé : talon d’Achille de l’économie d’un pays » où je montrais que nos « dépenses courantes » de santé 2011 pesaient déjà pour 13,5% sur notre PIB; soit deuxième au monde après les États-Unis qui affichaient 17,7%. Rappelons que le total des « dépenses courantes » de santé comprend :
- les Consommations de Soins et de Biens Médicaux (CSBM) qui concourent au traitement d’une perturbation provisoire de l’état de santé;
- les soins de longue durée;
- les indemnités journalières;
- les dépenses de prévention;
- les dépenses du système de soins;
- les coûts de gestion du système de santé;
- Celui de juillet 2018 intitulé « Notre santé publique malade d’un manque de concurrence » où j’actualisais nos « dépenses courantes« de santé de 2015 (financements publics et privés) à 80 milliards Xpf pour atteindre 14,4% de notre PIB contre 11% en France et 16,9% aux Etats-Unis
Le dernier chiffre de 2020 faisait état de plus de 55 milliards Xpf de dépenses de santé uniquement gérées par la CPS (voir page 15/50 du Rapport annuel d’activité 2020 de la CPS); 17,2% de la population couverte était en longue maladie (soit 48 228 personnes sur 279 827 habitants. A ce total de 55 milliards xpf, s’ajoutent les autres dépenses rattachées à la Direction et au Ministère de la santé en général, pour arriver au total final des « dépenses courantes » de santé non encore disponibles au 21/10/2021.
Nos dépenses de santé disproportionnées
La Polynésie prend actuellement en charge ses dépenses de santé qui vont inexorablement continuer à augmenter au point d’être les plus élevées au monde : en 2015 déjà 80 milliards xpf soit 14,4% de notre PIB contre 11% en France et 16,9% aux Etats-Unis; voir le graphique ci-dessous :

Ces mêmes dépenses de santé mais pour 2018 selon Statista; voir le graphique ci-dessous

En 2020-2021, si notre PIB au dénominateur a bien baissé de 7,6% et que nos dépenses de santé au numérateur ont continué à augmenter, alors forcément nos dépenses de santé en termes relatifs ont dû nettement dépasser les 14,4 % du PIB, par rapport au chiffre de 2015. On peut donc raisonnablement extrapoler que nos dépenses de santé 2020 en termes de % du PIB restent parmi les plus élevées au monde, avec les Etats-Unis!
Un niveau de cotisations CPS déjà élevé : 45% du salaire brut
Pour financer ces dépenses de santé, malheureusement les cotisations sociales au Régime Général des Salariés (RGS) à la CPS à septembre 2021, pesaient déjà pour environ 45% du salaire brut, et étaient encore loin d’être suffisantes : 13% de part salariale + 32% de part patronale. Soit pour un salaire brut de 100f, le coût final social est de 132f (119f + 13f) décomposé comme suit :
- l’employé devra payer sa part salariale CPS de 13f
- l’employeur devra payer : [ 87f + 32f ] = 119f
- un salaire net de 87f = Salaire brut 100f – Part salariale CPS 13f
- + la part patronale CPS de 32f
Or, ces 45% (13% + 32%) de « ponction-CPS » sur le SALAIRE BRUT (voir ci-dessous la partie en bleue de la circonférence du cercle : Cotisations RGS, RNS) restent un financement largement insuffisant qui n’arrivera pas à rattraper l’augmentation inexorable de nos dépenses de santé.

Une pression fiscale ou des prélèvements obligatoires déjà élevés
Dans mon article « réchauffement climatique n° 15/16« , je rappelle que nos prélèvements obligatoires (ponction-CPS incluse) s’élevaient déjà en 2015 à 206 milliards xpf selon la Note expresse de IEOM n° 233 Novembre 2017; soit 36,2% de notre PIB de 569 xpf milliards comparé à la France 46,2% et la moyenne OCDE de 34,2% en 2017.

Sur ces 206 milliards xpf devraient s’ajouter les fameux « transferts annuels de l’Etat » (181,79 milliards xpf pour 2015 ; soit ½ milliard injecté tous les jours pendant 365 jours/an) dont certes, ¼ repartirait en métropole.

Si les contribuables polynésiens devaient financer ces transferts annuels de l’Etat, ce serait 388 milliards xpf (206 + 182) de pression fiscale en 2015, soit un record mondial de 68,2% (388/569) du PIB.
Une responsabilité de la République
Puisque l’État garantit la santé à tous les citoyens français, selon le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 toujours en vigueur, l’Etat ne doit-il pas en dernier ressort payer nos dépenses de santé?
Or, le Rapport annuel de la Cour des comptes de février 2011 précisait que :
- poser le cadre normatif de son action en matière de santé ;
- définir une politique de la santé, assortie d’objectifs ;
- organiser, gérer et contrôler le système de santé ;
- définir les modalités de financement de cette organisation.«
Si « le droit commun est l’ensemble des règles juridiques applicables à toutes les situations qui ne font pas l’objet de règles spéciales ou particulières », cette interprétation de la Cour des Comptes ne se concilie guère avec le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (11) repris dans la Constitution du 4 octobre 1958, qui dispose que l’État garantit à tous les citoyens français la protection de la santé. Selon « la hiérarchie des normes en droit français » le Préambule de la Constitution prévaut sur notre loi d’autonomie interne.
Par ailleurs, trois ans plus tard dans le rapport intitulé « La santé dans les Outre-Mer » de la Cour des comptes publié le 14 juin 2014, le sous-titre nous interpelle : «une responsabilité de la République»! Il est mis en exergue à sa page 10/287 :
Donc résumons ce charabia politico-juridique : certes, la garantie de la santé est une responsabilité constitutionnelle de l’État, mais comme nos décideurs politiques polynésiens sont des « masochistes financiers« , par fierté autonomiste, ils ont récupéré la compétence exclusive en matière de santé. D’où les Polynésiens prennent maintenant en charge près de 100 milliards/an de nos dépenses courantes de santé !
L’ironie du sort, c’est qu’après nous avoir offert ce cadeau empoisonné, nos mêmes décideurs politiques font maintenant régulièrement la course à celui qui demandera le plus de contribution à l’État, pour boucler nos déficits budgétaires chroniques macro-économiques.
Le modèle du financement de l’Education
Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose, entre autres :
- 11. Elle [La Nation] garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.
- 13. La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat.
Donc l’Etat prend effectivement en charge nos dépenses dans l’Education au travers d’une convention (64,9 milliards xpf en 2019 source Haut-commissariat) mais pas nos dépenses de santé puisque selon notre Statut d’autonomie, la santé est de compétence locale (Sic!). Quel manque de pot pour les polynésiens et quelle chance pour l’Etat!
La hiérarchie des normes en droit français
Certes, notre Statut d’autonomie donne au Pays la responsabilité de financer nos dépenses de santé. Mais il « tord le cou » à l’esprit de la Constitution puisque l’État en est l’ultime garant (voir supra, le rapport « La santé dans les Outre-Mer » de la Cour des comptes publié le 14 juin 2014). En effet, la responsabilité constitutionnelle de l’État pour garantir la protection de la santé à tous les citoyens français, est incompatible avec notre Statut d’autonomie qui impose aux Polynésiens, citoyens français à part entière, de financer leurs propres dépenses de santé (Sic !).
Ci-dessous un schéma montrant le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 inclus au sommet dans le bloc constitutionnel qui PRIME donc sur le bloc législatif comprenant les lois organiques dont notre Statut d’autonomie. D’où, le Pays qui a un intérêt à agir pourrait introduire en dernier recours une requête au Conseil Constitutionnel afin de trancher sur la question de la prise en charge de nos dépenses de santé. C’est le juge de la Cour des Comptes qui l’a dénoncé à demi-mot dans son rapport du 14/06/2014 en sous-titrant son rapport : « une responsabilité de la République« .

Attention à ce point important : le Conseil constitutionnel, s’il était saisi, ne pourra pas imposer la prééminence de notre Statut d’autonomie (une loi organique) sur le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui figure au sommet dans le bloc constitutionnel. La Nation, qui garantit la protection de la santé à tous les Polynésiens, ne peut donc pas refuser la prise en charge de nos dépenses de santé. C’est contraire à l’esprit de la Constitution, car c’est une responsabilité de la République.
L’État devrait donc reprendre en charge nos dépenses de santé au travers d’une convention, à l’instar de celle signée pour nos dépenses dans l’Éducation.
Une solution avant tout politique
En demandant par « fierté autonomiste » que la santé soit de compétence du Pays, les autonomistes n’avaient peut-être pas idée du poids excessif et progressif des dépenses de santé sur le PIB d’un pays développé. Au lieu donc de sous-entendre souvent que la France doit apporter une meilleure participation au financement de notre système de santé, interpellons l’Etat comme l’a fait le juge administratif de la Cour des comptes le 14 juin 2014 sur «Une responsabilité de la République»!
Si ce régime leur paraît globalement satisfaisant et qu’ils ne préconisent pas de modifications profondes alors il faudrait expliquer aux Polynésiens pourquoi le préambule de la Constitution dispose que la Nation garantit à tous les citoyens français la protection de la santé, sauf que pour les polynésiens c’est à leur charge : 80 milliards xpf de dépenses de santé en 2015, c’est devenu très lourd pour notre économie insulaire.
Puisqu’on parle d’une éventuelle inscription du fait et de la dette nucléaire dans la Constitution, alors restituons aussi la « grandeur de la France » pour qu’elle reprenne en charge nos dépenses de santé comme elle le fait déjà pour nos dépenses dans l’Education.
Une décision politique forte s’impose donc à nos élus pour que l’État reprenne en charge nos dépenses de santé comme le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 le dispose : c’est « une responsabilité de la République« . D’ailleurs, Philippe Blanchet Chair professor, Université Rennes 2 dans son article « Le Conseil Constitutionnel a déjà pris des décisions plus politiques que juridiques : l’exemple des langues dites régionales » – The Conversation du 13/04/2023, décrit des décisions plus politiques que juridiques du Conseil Constitutionnel.
À cet égard, l’Assemblée de la Polynésie française (APF) devrait, comme elle le fait à d’autres occasions, lancer une « consultation citoyenne » pour savoir si les Polynésiens accepteraient de faire prévaloir le Préambule de la Constitution sur notre Statut d’Autonomie Interne afin que l’Etat reprenne ses responsabilités financières pour garantir la santé à tous les citoyens français !
Nul besoin d’être un virtuose en droit constitutionnel pour anticiper l’issue de cette consultation. Si on me donnait le choix de payer 100 milliards xpf, je dirais non merci, sans sourciller !